31 août 2023, veille de la course, Cécile et moi arrivons à Saint-Gervais où nous logeons pendant ce weekend UTMB. Nous nous installons puis nous allons faire un tour dans la ville.
Les montagnes sont magnifiques et le temps est au beau fixe. L’ambiance est calme dans cette petite ville, les touristes sont encore nombreux en cette fin août, nous croisons de nombreux randonneurs de retour de leurs escapades et même quelques traileurs. Nous sommes loin de la fièvre et de l’électricité qui animent la ville de Chamonix, la veille du départ de l’UTMB. C’est un peu volontaire, je préfère rester au calme le plus longtemps possible avant de plonger dans l’excitation de l’avant course.
La soirée se passe très calmement ainsi que la nuit. Nous nous rendons le lendemain matin à Chamonix pour retirer mon dossard. Je traverse la ville le cœur battant, les yeux écarquillés. Celle-ci est investie par l’évènement. Tout le monde a le sourire, le jour J est arrivé. Chamonix vit depuis une semaine au rythme du trail et de la course.
Nous passons devant la ligne d'arrivée. je n'ose m'imaginer la franchir dans quelques heures !
Nous retirons mon dossard et traversons le salon du trail qui accueille de très nombreux stands. Toutes les marques qui comptent sont là, c’est la preuve que l’engouement actuel autour du trail déclenche beaucoup d’appétit …
Après cette immersion, nous rentrons à Saint-Gervais, pour préparer mon sac à dos, le sac d’allègement qui m’attendra à Courmayeur et le sac que Cécile apportera pour les quatre assistances pendant la course, Courmayeur, Champex, Trient et Vallorcine. Il y a tellement de choses auxquelles il faut penser, entre les équipements obligatoires, les équipements à prévoir dans les sacs en fonction des scénarios de course, les aliments barres, gels, compotes, purées, boisson isotonique, pastilles électrolytes, chargeurs et batteries pour la montre, lampe frontale, téléphone … j’ai fait des listes de matériel, préparer des petits sacs contenant les aliments prévus à chaque étape… Le stress monte, est-ce que je n’ai rien oublié ?
C’est l’heure, il faut partir. Nous avons rendez-vous avec Daniel, un Américain, que nous emmenons avec nous au départ de la course. Il avait lancé la veille un appel sur Facebook pour un covoiturage. Nous faisons la conversation durant le trajet en voiture. Il vient de Californie et s’est installé avec sa famille à Bâle en Suisse. Cette conversation légère fait du bien et permet de faire baisser la pression.
Arrivés à Chamonix nous sommes chanceux de trouver une place libre au parking à l’entrée de la ville. Nous suivons le flot des coureurs pour aller déposer le sac d’allègement. La foule est dense. Une heure avant le départ, j’ai un éclair. Je me rends compte que je n’ai pas protégé ni mes épaules, ni mes tétons comme j’avais prévu de le faire.
Nous voilà partis à la recherche d’une pharmacie pour trouver de la bande Elastoplast et une paire de ciseaux. Nous en trouvons une et entrons. Nous sommes accueillis par une pharmacienne très compréhensive. Cécile demande à pouvoir s’installer quelque part et me voilà dans l’arrière-boutique de la pharmacie torse nu pendant que Cécile s’affaire sur mes épaules. Je me rhabille puis traverse de nouveau la pharmacie en tenue de traileur sac à dos, slalomant entre les pharmaciennes en blouse blanche. Ouf ! nous pouvons nous diriger vers la zone de départ un peu plus sereins !
Nous sommes à 45 minutes du départ. Il est presque impossible de s’approcher de la place du triangle qui est pleine à craquer. Je dois laisser Cécile. Embrassades, baisers, je me faufile pour me placer tout à l’arrière de la zone de départ.
Je peux me concentrer sur l’épreuve qui m’attend. Il y a une énergie folle qui se dégage de ces 2800 coureurs rassemblés qui attendent ce moment depuis si longtemps et qui sont en train de vivre leur rêve comme moi je le vis en ce moment. Il y a tellement d’attente, tellement d’espoir, tellement de peur aussi. Tout cela se mélange. Je suis là et je vis enfin le départ que j’avais imaginé des centaines de fois lors de mes entrainements. Mon rendez-vous raté d’il y a 2 ans pour la CCC est oublié.
Le speaker de l’UTMB Ludovic Collet, fait monter l’ambiance et l’émotion, la musique célèbre de Vangelis « Conquest of paradise » retentit. Je ressens des frissons. Je regarde le chemin parcouru jusqu’à maintenant. Il y a une forme d’aboutissement à être présent ici. Les épreuves qualificatives à l’UTMB de 2022 : le trail de Verbier 100K, le Trail de Nice Côte d’Azur, les autres trails de préparation, la reconnaissance du parcours en 4 jours effectuée mi-juillet, les longues sorties dans la vallée de Chevreuse ou en Corse sur le GR20 cet été en pleine chaleur et les allers-retours enchainés sur les côtes de Gif-sur-Yvette pour accumuler du dénivelé. Mais aussi les quelques pépins physiques qui ont jalonné cette longue préparation, jusqu‘à quelques jours avant le départ … C’est un édifice construit pierre par pierre depuis 2 ans et même depuis mes débuts en course à pied il y a un peu plus de 10 ans, qui me permet de prendre le départ aujourd’hui. L’UTMB ! 4 lettres qui représentent le Graal et la consécration pour un trailer lambda comme moi.
Je sens monter l'émotion, mais je me reprends et repense au long chemin devant moi, à ces montagnes, à ces cols à gravir, ces descentes, ce parcours que j’ai reconnu il y a 6 semaines. Une immense épreuve m’attend que je m’apprête à affronter avec gravité.
Le compte à rebours est lancé, le départ est donné à 18h pile. Les coureurs élites sont partis, une gigantesque clameur retentit. Je mets 2 à 3 minutes pour franchir la ligne de départ, le temps que le flot des coureurs s'écoule.
La clameur continue pendant toute la traversée de Chamonix. Il y a des milliers de spectateurs dans les rues, le passage est étroit, nous devons marcher. L’ambiance est indéfinissable ! Nous sommes portés par la foule, par le son des cloches et par les cris. A la sortie de Chamonix, la route est large et nous pouvons enfin nous mettre à courir. Il y a toujours de nombreux spectateurs qui nous encouragent sur le bord de la route puis le long du chemin. Cela va durer les 30 premiers km jusqu’aux Contamines. J’entends des "Allez Jean-Raoul !" à droite puis à gauche. J’essaie de rester concentré. Je savoure tout de même ce moment de gloire !
La première difficulté se situe après les Houches au bout de 7km. Il s’agit de la montée du col de Voza 800m de d+. Je la gravis assez facilement d’autant que les arrêts sont fréquents en raison des nombreux bouchons.
La descente est assez raide. Dès les premiers lacets je ressens une douleur au genou gauche qui m’inquiète. Je n’imagine pas passer toute la course avec cette douleur. Je tente de l’oublier, mais elle sera bien présente pendant toute la descente.
Saint-Gervais (21h19, vendredi soir)
J'arrive à Saint-Gervais à la tombée de la nuit. L’ambiance est quasi hystérique. Je parviens à retrouver Cécile dans cette foule. Nous partageons quelques commentaires sur la folie qui a envahi la ville et échangeons quelques baisers. Je vois sur son visage l’excitation et la fierté.
Le chemin entre Saint-Gervais et les Contamines est un faux plat légèrement montant d’une dizaine de kilomètres qui nécessite de nombreuses relances. Nous sommes toujours portés par le public et ses encouragements. Le rythme reste relativement rapide. A l’approche des 5 heures de course la fatigue pointe le bout de son nez.
Les Contamines (22h57)
J’atteins le ravitaillement des Contamines pour prendre une petite pause. Celui-ci est totalement surchargé. Difficile de se frayer un chemin, je parviens à prendre un peu de Coca, grignoter quelques morceaux de fromage et de jambon, puis je repars assez vite. A la sortie un petit courant d’air vient me rafraichir, j’anticipe l’ascension à venir, et j’enfile ma polaire.
Je vais la retirer quelques centaines de mètre plus loin. Je peste pour cette erreur d’appréciation qui me fait perdre quelques secondes précieuses, sic !
il fait encore bien chaud à 23h du soir dans la vallée. Après encore 4 km de faux-plat montant, je passe notre Dame de la Gorges, pour engager la deuxième difficulté, l’ascension du col du Bonhomme. Nous quittons maintenant la civilisation pour changer d'univers, pour une terre bien plus inhospitalière. Les spectateurs ont déserté le chemin et ont fait place au silence. Dans cette montée vers les cimes, je ressens une forme de respect pour la grandeur de ces montagnes qui nous accueille exceptionnellement. Une longue guirlande de lumière ininterrompue serpente jusqu'au sommet.
Nous avançons cul-à-cul dans la pente. J'examine les drapeaux sur les étiquettes accrochées au dos des sacs des concurrents voisins. Il y a toutes les nationalités, dont beaucoup de drapeaux que je ne connais pas. Il faudra que je révise avant mon prochain UTMB, si je me décide à en faire un autre !?
Un premier groupe de sud-américains vient troubler cette procession quasi religieuse. Ils parlent très fort. Un flot continu de paroles sort de leur bouche et vient rompre le recueillement. Je tente de m'extirper de ce groupe et lance une accélération soudaine pour me porter vers l'avant. Une dizaine de mètres plus haut, leur voix se fait plus lointaine. Je retrouve un peu de sérénité lorsqu’un groupe d'espagnols devant moi prend le relais et déverse à nouveau une litanie de mots incompréhensibles pour moi.
Je me demande alors s’il y aurait une explication scientifique à cet étrange phénomène qui se manifeste chez certains hommes ou femmes qui ne peuvent s’empêcher de parler pendant un effort physique. Peut-être une connexion automatique dans le cerveau entre le plaisir induit par l’effort et la parole ?
La montée vers le col de la Croix du Bonhomme est longue. Le froid s'installe. Ma tenue est un peu légère : une polaire, une veste coupe-vent, et short.
Nous basculons au sommet dans la descente vers les Chapieux. Le terrain est enneigé au sommet, puis très boueux. Je reste prudent dans un premier temps par peur de glisser. Je ressens à nouveau la douleur au genou.
Malgré celle-ci, je décide de lâcher les chevaux. La douleur semble s’estomper. J’élabore une théorie sur la lubrification des articulations à partir d’un certain niveau de sollicitation. Peu importe l’explication, tant que je peux continuer à courir dans les descentes.
Les Chapieux (03h19 samedi, km50)
J'arrive aux Chapieux vers 3h du matin, pour un ravitaillement bienvenu. Il fait encore chaud dans la vallée. Le ravito est encore surpeuplé. On se bouscule. Je réussis à remplir mon gobelet de riz arrosé d'un bouillon très salé et sans saveur, je pioche quelques morceaux de fromage et de jambon, mais impossible de m'assoir sur un banc, il n'y a plus de place. Je jette un œil sur mon téléphone et me rend compte que j’ai reçu une déferlante de messages d’encouragement. Cela me redonne du tonus.
En quittant les Chapieux, je croise des coureurs qui râlent et évoquent déjà l’éventualité d’un abandon. De mon côté, je me sens bien, prêt à affronter le redoutable col de la Seigne.
L'ascension démarre sur une route en légère pente puis emprunte un chemin sinueux, la lune presque pleine nous éclaire et dessine les contours des sommets environnants. Une nouvelle guirlande dessine le chemin qui mène au sommet. La file s'étire et les distances entre concurrent s'agrandissent.
Un vent de face violent se lève. Il va m’accompagner pendant toute la durée de l’ascension. L'eau de mes flasques est gelée. Je dois maintenir un rythme élevé pour lutter contre le froid. Impossible de m'arrêter pour enfiler mon collant cela risquerait de me refroidir définitivement. Nous pénétrons ensuite dans une brume épaisse. La lumière de la lampe frontale ne parvient pas à la percer. La visibilité est très mauvaise. Mes yeux commencent à fatiguer.
Col de La Seigne (5h50, km61)
Arrivé au col de la Seigne, la température est glaciale je plonge tout de suite dans la pente vers l’Italie. La descente est de courte durée, nous bifurquons à gauche pour une nouvelle ascension vers les Pyramides Calcaires.
La visibilité augmente enfin, la lueur du petit matin vient percer l’épais brouillard. Nous traversons cet univers entièrement minéral. L’ambiance est indéfinissable. Des pitons rocheux tout autour de nous jaillissent des nuages et s’illuminent de rose, tandis que le ciel s’éclaire dans un dégradé de bleu foncé, gris, bleu clair et rose.
Nous progressons très lentement vers le sommet. Le terrain est très technique. Nous descendons ensuite sur une alternance de dédales de pierres et d'éboulements de cailloux. Quelques bouchons réapparaissent. Puis une large vallée verdoyante baignée par de nombreux ruisseaux s’étale devant nous, et au milieu apparait le ravitaillement du lac Combal.
Lac Combal (07h38, km68)
Celui-ci ressemble à un campement perdu au milieu de la steppe. Il est sept heures du matin. Le café chaud fait du bien. Il reste une ascension vers l’arrête du mont Favre avant la descente sur Courmayeur.
J’appréhende cette montée que j’avais trouvée difficile lors de ma reconnaissance du parcours. Je suis finalement assez surpris de la gravir rapidement et facilement. Le temps est toujours brumeux et très nuageux, le massif du Mont Blanc est totalement caché, seul un rayon de soleil au loin vient percer la couche nuageuse et éclairer le fond de la vallée du Val Veny.
La descente sur Courmayeur est longue, le début est très roulant. Elle se termine par une partie éprouvante pour les quadriceps avec de nombreuses marches dans un dédale de racines. Au fur et à mesure de la descente, la chaleur s’installe, les premiers signes de civilisation apparaissent avec les remontées mécaniques de la station.
J’entre dans Courmayeur à 10h15 du matin, soit 45 minutes en avance par rapport à mon temps de passage estimé pour atteindre l’objectif de 42h sur la course.
C’est de bon augure !
Courmayeur base de vie (10h18 du matin, km 80, arrêt de 46’)
A l’entrée de la base, je récupère mon sac d’allègement et pénètre dans cette immense salle de sport. C’est l’heure de pointe, il y a foule. De nombreuses tables et bancs sont alignés, mais les places sont chères. Je finis par en trouver un où me poser.
Cécile me trouve en forme. Je lui confirme que jusque-là tout va bien. Je l’avertis quand même qu’il y aura forcément un moment de la course où cela va se compliquer.
Pendant qu’elle prépare les affaires, je me dirige vers les tables de ravitaillement. Je pioche ce qui me fait envie : un verre de Coca, quelques morceaux de fromage, un morceau de banane, quelques morceaux de pastèque, puis je regarde si un plat chaud est proposé, mais le choix est très limité. J’évite les pâtes en raison du gluten. Faute de mieux, je me rabats une nouvelle fois sur un bol de riz arrosé de bouillon trop salé. Ce n’est franchement pas top, je me force à manger.
Cécile est aux petits soins, elle prend les choses en main et déroule avec efficacité le programme que je lui avais préparé : 1. recharger les batteries du portable et de la montre, 2. changer ma tenue, 3. changer les chaussettes et me tendre la crème Nok, 4. vider les emballages de barres, gels et compotes utilisés, puis remplir le sac avec les gels et barres prévus pour la seconde partie de la course, 5. remplir les flasques et me donner la crème solaire.
Je suis prêt à repartir en moins de 30 minutes. Je m’accorde tout de même une prolongation, et me plonge dans la lecture de tous les messages reçus des copains de course, de la famille, des amis et même des collègues qui suivent ma progression heure par heure. Il y en a plusieurs dizaines ! J’ai du mal à croire tout ce monde suit ma progression de pointage en pointage. Je suis ému à la lecture de tous ces mots d’encouragement.
Je repars du ravitaillement au bout de 45 minutes à 11h05 du matin, le moral est gonflé à bloc. Je donne rendez-vous à Cécile à Champex-Lac, confiant, aux alentours de 23h comme prévu dans mon planning.
J’entame l’ascension vers le refuge Bertone avec prudence. Les jambes sont bien raides, difficile de relancer la machine ! Il commence à faire chaud. Je double quand même quelques concurrents qui calent dès les premiers mètres de la montée. Je dépasse un coureur japonais et lui lance un « good job ! » de politesse et d’encouragement. Il me remercie et me répond : « you look very strong ! »
Il me fait sourire. Nous entamons alors une conversation, il est très sympathique. Il s'appelle Kaiichi, nous allons faire une partie de l’ascension ensemble à discuter. Grâce à lui, le temps va passer très vite.
Après le refuge Bertone, le parcours emprunte un long passage en balcon face au Mont Blanc et aux grandes Jorasses. Il fait beau et relativement chaud, il y a quand même des nuages accrochés au massif qui réduisent la vue, mais le paysage est tout de même magnifique !
Je garde un bon rythme. J’entends régulièrement mon téléphone qui résonne au son des messages d’encouragements de mes amis.
Arnouvaz (14h54 de l’après-midi, km 100, arrêt de 30’)
J’arrive à Arnouvaz avec une heure d’avance sur mon planning. Ce hameau est un petit havre de paix au pied du grand Col Ferret. Il y a des pelouses vertes qui donnent envie de s’y allonger, des mélèzes qui ondulent au gré des courants d’air, un ruisseau qui serpente gentiment dans la vallée et qui enivre de sa douce musique. Tout invite à la détente… Mais je ne cède pas à cet appel et repars assez vite avec l’appréhension de la difficulté qui m’attend.
Je retrouve Kaiichi dans la montée. Nous sommes contents de nous retrouver, mais l’heure n’est pas à la fête. Je peine dans l’ascension et lui aussi. Nous avançons lentement, le souffle court. Ce doit être l’effet de l’altitude, le sommet est à 2500 mètres environ. Finalement, à l’approche du sommet, nous nous autorisons un selfie et quelques photos. La vue sur la vallée est époustouflante.
Le col passé, nous basculons en Suisse. La descente en direction de La Fouly s’annonce très longue. Elle est très roulante, faut-il encore avoir les jambes ! Le démarrage est laborieux, remettre les muscles en mode descente n’est pas chose aisée. Je mets de côté toutes les douleurs musculaires, range les bâtons et tente d’allonger la foulée. Le corps se plaint, se crispe, mais au bout du compte accepte docilement l’allure que je lui impose.
Je me colle à un groupe décidé à mettre du rythme et j’avale les kilomètres jusqu’au ravitaillement de La Fouly. Je vais gagner environ 80 places sur ces 10 km de descente.
La Fouly (18h15, km 114, arrêt de 31')
J’arrive au ravitaillement de La Fouly à 18h15. J’apprends que l’Américain Jim Walmsley a remporté la course en moins de 20 heures. Je ne suis pas étonné, j’en avais fait mon favori. Il me reste encore 60 km et plus de 3000 mètres de D+ et autant de D-. L’arrivée est encore très loin, et la deuxième nuit va commencer.
La descente continue ensuite après La Fouly. Le terrain se fait plus piégeux, le profil est irrégulier. Il y a des portions de plats qui nécessitent des relances assez éprouvantes pour peu que l’on veuille les courir.
Le parcours suit une vallée verdoyante avec des pâturages et de nombreux chalets. Des gens attablés prennent du bon temps à leur terrasse et profitent de cette belle soirée estivale pour prendre l’apéritif ou bien siroter un bon vin du Valais… ça fait envie !
Au pied de l’ascension vers Champex-Lac, je vois quelques maisons du village au sommet de la butte, visibles du bas de la vallée. Elles ne me paraissent pas très loin. C’est trompeur, l’ascension est finalement longue, raide et difficile.
Champex-Lac (21h10, km 128, arrêt de 45’)
J’arrive à la base de vie de Champex-Lac à la tombée de la nuit. Il est 21h10, j’ai près de 2 heures d’avance sur mon planning, et toujours aucun coup de mou. J’appelle Cécile au téléphone. Elle est surprise de me voir déjà là. Elle me dit qu’elle se trouve à proximité et arrive rapidement.
L’ambiance est très bruyante, il y a encore beaucoup de monde. Je vois des coureurs allongés sur leur banc étroit en train de dormir, d’autres sont par terre. Cécile me demande si je veux dormir. J’essaie de m’allonger sur le banc, mais je ne parviens pas à rester plus de trente secondes, c’est trop inconfortable. J’abandonne l’idée de micro-sieste. Je sens pourtant la fatigue qui m’envahit.
La présence de Cécile me fait beaucoup de bien. Je ne m’imagine pas me retrouver seul à ce moment de la course. Son soutien est précieux d’autant que la lucidité commence aussi à me faire défaut. Elle me tend un tupperware avec de la purée de patates douces maison. C’est exactement ce dont j’avais besoin. Pendant que je mange, je me plonge dans la lecture des nouveaux messages reçus.
Je commence aussi à souffrir des pieds, ils chauffent beaucoup. Je me déchausse et les enduis abondamment de crème NOK. Il était temps, les ampoules ne sont pas très loin.
Cette pause de 45 minutes va me faire le plus grand bien. Je repars avec un peu d’énergie. Je suis aussi rassuré de penser que Cécile sera là lors des prochaines étapes. Je longe le Lac en courant.
Photos du Lac de Champex lors de ma reco.
La nuit est tombée. Il y a peu de monde à se promener à cette heure. Le Lac est toujours aussi beau même à la nuit tombée.
Quand soudain je reçois une gerbe d’eau qui me glace le sang. Il me faut quelques secondes avant de réagir et de comprendre ce qu’il se passe. C’était l’arrosage automatique des plates-bandes engazonnées qui s’est déclenché à mon passage.
Je me remets de ces émotions et relance ensuite l’allure dans la traversée du village et dans la descente qui suit. Je double encore quelques concurrents.
J’attaque enfin la montée vers Bovine, la première des trois dernières bosses. Le regain d’énergie apporté par la pause et par la purée de patates douces ne dure pas longtemps, je me retrouve rapidement à piocher. Je ne ressens pas vraiment l’envie de dormir, je me sens plutôt dans un état léthargique.
Je me remémore des histoires de traileurs qui racontent des phénomènes d’hallucination, j’attends le moment où je vais voir apparaître un ours derrière le rocher. Je n’ai pas vu d’ours… en revanche il y avait de nombreuses ombres tourbillonnantes et menaçantes autour de moi qui m’ont accompagné pendant la montée. Je me sens pour la première fois depuis le début de la course seul. Je croise quelques coureurs arrêtés sur le bord du chemin qui me laissent passer. Certains autres me doublent. Nous avons peu d’échanges. Chacun se bat avec ses démons.
J’atteins le sommet au bout d’une ascension de plus de 900 mètres de dénivelé et entame la descente. Dès les premiers mètres, je sens qu’elle va être difficile. Les sensations sont mauvaises. Ce ne sont pas les douleurs aux jambes, je sais à présent les apprivoiser. Mais je n’arrive pas à sortir de ma torpeur. J’ai perdu mes facultés de descendeur qui me permettaient de filer dans la pente et d’échapper aux pièges. La descente est longue.
Je parviens finalement au ravitaillement de Trient en limitant les dégâts. Il est 01h51 du matin.
Trient (01h51 dimanche, km 144, arrêt de 47’)
J’entre dans la tente du ravitaillement. L’ambiance est à la fête ! La sono est très forte. Je retrouve assez vite Cécile et trouve 2 places sur un banc juste en face de l’animateur de la soirée. Il organise une espèce de jeu avec un DJ pour rendre hommage aux pays d’un des coureurs qui arrivent. Nous avons droit à Johnny Clegg en l’honneur d’un coureur d’Afrique du Sud.
Le contraste entre l’état de décrépitude avancé des coureurs et celui surexcité de l’animateur et des quelques fêtards autour de lui est saisissant.
Cécile me propose le reste de purée de patate douce que je mange volontiers. Je lui demande un verre de Coca, des morceaux de pastèques puis un verre de café. Elle s’exécute. Je reste prostré et amorphe en attendant un retour hypothétique d’un peu d’énergie.
J’essaie de poser ma tête sur la table pour tenter de dormir. Je mets des bouchons d’oreille, mais la voix de l’animateur continue de me crier dans les oreilles. Je dis à Cécile que je ne vais pas réussir à dormir.
Au bout de quelques minutes je retrouve un semblant de lucidité. J’échange avec Cécile et dresse un état de la situation. Je suis toujours dans les temps de mon planning avec plus d’une heure d’avance et une marge confortable de 5 heures sur la barrière horaire. Il reste 30km et 2 grosses bosses à passer. Je me persuade que j’ai réalisé le plus dur. Il ne me reste plus qu’à finir le job !
je mets en place une nouvelle stratégie de course : avancer coûte que coûte en mode escargot pour rallier l’arrivée sans me préoccuper du temps.
Je me décide à me préparer pour partir et quitter cet endroit finalement peu hospitalier. Je me change, j’ajoute une nouvelle couche : collant et gilet en prévision du froid. Sans énergie je me lève et donne rendez-vous à Cécile à Vallorcine.
Je quitte Trient, longe le torrent qui traverse le village et me dirige vers la montée vers les Tseppes au ralenti. Je démarre la montée en essayant de m’économiser. Mais celle-ci est extrêmement raide. Je m’arrête tous les 3 mètres. Je n’avance pas. C’est un mur devant moi.
Le moral s’effondre. Je tente de me persuader que chaque pas en avant me rapproche de Chamonix. Mais le mental n'y est plus. Je ne parviens pas à débrancher le cerveau. Je regarde les autres coureurs me dépasser les uns après les autres, l'ascension est interminable. J'atteins le sommet sans même un soulagement. La descente sera aussi pénible que la montée. J'ai l'impression de ne plus savoir descendre. Chaque marche, chaque obstacle est une difficulté, je me raccroche à mes bâtons pour parvenir à conserver mon équilibre. Un mauvais mood m’envahit, "je vois tout en négatif".
Ce sera les premiers mots que j'échangerais avec Cécile à mon arrivée au ravitaillement de Vallorcine, après 4 heures passées dans ce que l'américaine Courtney Dauwalter (vainqueure de l’UTMB) appelle la "Pain Cave" : la caverne du mal.
Vallorcine (6h26, km154, arrêt de 47’)
Il est 6h26 du matin, le jour va bientôt se lever. Il ne reste plus que 17km et une dernière bosse. L'abandon n'est aucunement envisageable. La ligne d'arrivée me tend les bras. Le réconfort apporté par Cécile est inestimable.
Je repars de Vallorcine avec un tout autre état d’esprit. Le jour s'est levé. Je suis dans la vallée et longe le torrent. Chamonix est juste un peu plus loin en longeant l'Arve. Mais il me faudra encore grimper 800m de d+ pour pouvoir l'atteindre. La température se fait plus douce. Un long faux plat montant me mène au col des Montets. Je souris à nouveau aux spectateurs matinaux qui m'encouragent.
Je m'engage dans l'ascension. Je me sens à nouveau dans la course. Je me fais doubler par quelques furieux survoltés. Je garde en ligne de mire d'autres coureurs que je parviens à dépasser. L'ascension est assez courte. La descente qui suit est très raide dans les racines et les cailloux. Pas question de jouer les kamikazes. Revenu dans la vallée, je m'engage dans une nouvelle ascension qui mène à la Flégère. Cette fois c’est bien la dernière montée.
J'entends à nouveau les notifications de mon téléphone. Mes amis se réveillent et m'encouragent à nouveau. Reboosté je remets du rythme. Enfin, j'aperçois les premières remontées mécaniques qui marquent l'approche de la Flégère. Je m'engage sur la piste de ski.. Le rythme est rapide. Le cardio s’élève.
La Flégère (10h16 , km 166)
Arrivé au ravitaillement, je ne m'attarde pas. Je remplis mes flasques et repars aussitôt. J'appelle Cécile. Je lui dis de m'attendre à Chamonix d'ici 45 minutes, j’arrive ! Je suis un peu optimiste, la descente prendra un peu plus de temps.
Elle est piégeuse. Je m'étais tordu la cheville lors de ma reconnaissance du parcours. Je me fais doubler au début par quelques coureurs, puis je trouve mon rythme et parviens à mettre un peu de vitesse.
A l’approche de Chamonix, je croise de nombreux randonneurs qui m'encouragent. Je leur souris et les remercie. La descente est longue, mais j'arrive finalement dans la vallée.
Chamonix (11h25, km 173)
Je gravis une passerelle métallique qui traverse une route. Il ne reste plus qu’un kilomètre. Je crains de me faire doubler mais personne n'est derrière moi. Je peux profiter seul de l'arrivée.
Je longe le torrent. La fatigue s’est envolée. Je finis la course en courant. Le public est de plus en plus nombreux. L'ambiance monte.
Une grande émotion m’envahit. Je suis en passe de terminer cette boucle mythique autour du Mont-Blanc. Je parcours les derniers mètres avec le sourire et reçoit les encouragements avec une immense gratitude. Je me rapproche du centre-ville et c'est une foule entière qui m'acclame.
C’est un moment unique, une récompense à la hauteur de ces 41h32 minutes d’effort.
J’aperçois Cécile juste avant l’arrivée. Elle coure à ma rencontre. Je ne m’arrête pas. Je lui prends la main et nous courrons ensemble sur le tapis, acclamé par le public pendant que le speaker annonce mon nom au micro. Nous franchissons ensemble la ligne d’arrivée de l’UTMB.
Nous profitons tous les deux de cette ligne d’arrivée. Les visages autour de nous sont attentionnés. Il y a des photographes. Nous ne le savions pas mais notre arrivée sera aussi filmée en direct sur la chaine internet de l’UTMB et sur la chaine l’Equipe.
Après un moment on nous invite gentiment à laisser la place. Puis à notre grande surprise nous voyons deux visages connus Pascal et Nathalie des amis d’Evian qui étaient à Chamonix et sont venus m'accueillir. Pascal avait terminé la CCC la veille. Il me félicite. Je me rends compte du chemin parcouru depuis Evian...
Un immense merci à Cécile ! Sans qui je n'aurais sans doute pas pu finir la course.
Merci à tous pour votre soutien ! Vos messages encouragement m'ont vraiment fait chaud au cœur et m'ont aidé dans cette quête. je vous dédie évidemment ce récit !
Temps de course 41h32, rang: 1019 sur 1757 arrivés, 37ème de ma catégorie. Il y a eu plus de 900 abandons.
La deuxième partie depuis Courmayeur